Apprendre à compter
Rédigé le 14 juin 2018
Nous avons fondé Le Chiffre le 23 août 2013, ce qui veut dire que nous aurons bientôt 5 ans. C’est notre date d’anniversaire, figée dans les registres gouvernementaux, bien qu’il est difficile pour moi de la considérer comme valide. À vrai dire, nous nous sommes fréquentés pendant plus d’un an avant d’avoir une vraie relation, Le Chiffre et nous, puisque Jean Gabriel et moi travaillions sur le projet à temps partiel.
Notre vraie date est le 1er janvier 2015, alors que je sautais dans le vide, à temps plein sur le projet avec mon partenaire qui tenait la corde serrée derrière moi. Notre compagnie, ça fait 5 ans qu’elle partage mes nuits, mais seulement 4 ans qu’elle occupe aussi mes jours.
Nous avons passé la première année à apprendre le métier
Nous ne venions pas du monde des cabinets comptables, ce qui s’avérait être un défi considérable au départ, mais qu’on pourrait considérer comme une bénédiction avec recul. Notre conviction profonde était que nous serions capables d’exécuter mieux que la compétition, peu importe l’industrie. La jeunesse est arrogante. Notre dévolu s’est jeté sur ce que nous connaissions du plus près, la comptabilité, dans laquelle Jean Gabriel était tombé étant petit, suivant les traces de son père, un comptable à son compte. Il sera notre mentor, jusqu’à ce que des différends nous éloignent ; je n’étais pas d’accord avec son approche managériale. La jeunesse est arrogante.
Elon Musk affirme que l’entrepreneuriat est de regarder l’abime et de manger du verre chaque jour. Pour moi, c’était de vivre dans le sous-sol sans fenêtres et humide dans lequel nous étions installés pour faire des impôts. Personne ne comprenait notre décision de nous lancer en affaires, sans capital, avec peu de relations et surtout, sans expérience. Pour nous, c’était une étape temporaire, notre objectif étant de remédier à ces trois points.
À commencer par acquérir l’expérience. D’un point de vue comptable, Jean Gabriel avait 10 ans d’avance technique sur moi. Il me fallait le rattraper au niveau technique pour pouvoir vendre, et ensuite exécuter les mandats. Même aujourd’hui, je ne l’ai toujours pas rejoint dans ses connaissances, mais je me surprends encore par la compétence acquise avec le temps. C’est une des principales surprises qui attend les nouveaux venus dans le cabinet, même ceux expérimentés, à savoir à quel point nos attentes sont élevées par rapport à leur réflexe comptable. Lorsqu’on se considère comme des ti-culs qui jouent avec les grands, le tout vient avec un devoir de compétence accru.
Nos premiers états financiers, chez Jean Gab
La deuxième année a été d’apprendre à trouver des clients.
Notre dessein se précisait: nous ferions des vagues de changement dans l’industrie comptable, en surfant sur les avancées technologiques du moment. Nous avions aussi, grâce à notre temps chez GSOFT, une idée des pratiques managériales que nous voulions mettre en place pour le cabinet.
Avant tout, il fallait manger en hiver, et vite. Nous me versions un salaire de misère, et notre soif d’ambition nous avait poussés à louer un local trop grand pour nos besoins. Mon quotidien : livrer des mandats, regarder l’abime, manger du verre et aller à toutes les activités de réseautage disponibles en essayant de convaincre les gens de nous faire confiance.
Un premier gros contrat nous permit d’engager notre premier employé, que vous côtoyez comme unique et incontournable chez nous : Aaron. ll s’était présenté, en sueur, la main moite, le regard fuyant et avec un français cassé, à son entrevue. J’aimerais dire que c’est la pire performance que j’ai vue dans une première rencontre au Chiffre, mais il y avait quelque chose d’attachant et volontaire dans ses manières. Un genre de « trust me and you will never regret it for a single day », attitude que nos clients perçoivent encore à ce jour quand ils s’adressent à lui. Avec l’assurance de mon partenaire qui le connaissait de l’école et un test technique impeccable, nous lui donnions sa première chance dans un emploi comptable à 25 heures/semaine. Trois mois plus tard, il travaillait 60 heures par semaine, rythme qui ne ralentira jamais. Dans le chaos des premières années, il sera avec nous, les manches relevés, apprenant à la dure cadence que nous nous étions imposés.
Young Aaron dans le temps qu’il portait des chemises
La troisième année a été d’apprendre à s’occuper de nos clients
« Ceux qui ne font rien ne font pas d’erreurs »
C’est un bon mantra à se répéter, surtout dans une industrie où chaque erreur effrite la confiance des clients; la réputation, en comptabilité, fait foi de tout. Il est utile en tant qu’organisation de faire des erreurs, qui sont synonymes de risque, mais il est dangereux d’en faire trop, ou d’en faire des trop grosses. Nous prenions tous les contrats possibles, et chacun d’entre eux était un défi, nous apprenions sur chacun de ceux-ci avec acharnement.
À propos d’erreur, nous nous appelions LCLT, pour LAFLEUR CREVIER LONG TERME. Long terme, un pacte que nous nous étions fait secrètement en nous disant que personne n’allait nous demander la signification des deux dernières lettres! Nous habitions notre marque avec plus de résignation que de fierté, et entendre Aaron malmener nos lettres au téléphone était comme un coup de couteau au ventre. Le nom n’était pas bon en bouche, et quand les gens ont commencé à se tromper avec LGBT, nous avons su qu’il était temps de changer.
Notre ancien logo
Pas après pas, la pratique commençait à prendre de l’ampleur, et c’était le moment pour Jean Gabriel de faire le saut avec nous, lui qui occupait le poste de CFO chez GSOFT de jour et associé du Chiffre, le soir et la fin de semaine. Nous avions fait nos preuves en tant que cabinet, et JG avait fait les siennes en qu’homme de confiance de GSOFT. Les associés de la compagnie acceptèrent d’être notre client, leur confiance nous aura donné une année complète de croissance et une stabilité qui nous permit de nous concentrer sur nos objectifs. Nous avons déménagé de nos bureaux de St-Henri vers Le Nordelec, afin de nous rapprocher d’eux.
Retraite stratégique à Charlevoix
La quatrième année a été d’apprendre à se multiplier
Nous assumions de plus en plus notre rôle dans le changement comptable qui se produit dans notre industrie, et nous étions convaincants, si bien que les contrats continuaient d’affluer. Ceci causait un stress énorme à notre petite organisation : depuis 3 ans, nous avons dû accueillir une nouvelle embauche à tous les trois mois. Nous n’y serions pas arrivés sans le dévouement de notre équipe et de mon partenaire, auxquels je donnais plus de mandats que d’attention.
Parfois les entrepreneurs souhaitent se multiplier en quatre afin d’affronter les défis auxquels leur entreprise fait face, et finissent par travailler des heures de fous. Je crois que nous avions le luxe que Le Chiffre n’aurait pas survécu à un autre Thomas-Louis Lafleur. Sans la présence rassurante et tranquille de mes collègues, Le Chiffre aurait été une explosion de saveur sans substance, et ce sont eux qui se sont assurés que le navire arrive à bon port, à chaque fin de mois, de trimestre ou d’année fiscale.
Pour ma part, j’évoluais d’entrepreneur à gestionnaire, et c’est une position qui était beaucoup moins stimulante. On finit par aimer manger de la vitre, il faut croire. Cette soif d’entrepreneuriat nous amenait à lancer Brandon, une façon facile pour les entreprises de se procurer du linge d’employé, que nous tuerons dans l’œuf 9 mois plus tard. Le Chiffre est un bébé vorace, et il continuait de bouffer ma concentration hors d’un projet qui s’avérait plus complexe qu’à première vue.
Notre petite équipe
La cinquième année a été d’apprendre à continuer à apprendre
Nous nous apprêtons à finir notre 5e année d’activité, sans jamais avoir signé un seul chèque papier ni avoir acheté une imprimante (Jean Gab a gagné notre belle machine au golf, au début de l’aventure). Nous avons grandi vite, et nos pantalons sont vite devenus trop petits et c’est pourquoi nous préférons travailler en shorts.
On m’a demandé récemment quel était le principal obstacle à la réalisation de notre mission, du changement que nous voulions apporter dans l’industrie. Ma réponse immédiate était celle du pragmatisme : une question de moyens. En se multipliant par 10 ou par 100, n’est-ce pas le meilleur moyen d’avoir un impact? À bonne réflexion, il aurait été plus juste de dire que nous nous posons encore les mêmes questions qu’au départ, avec une arrogance plus tempérée, comment pouvons-nous nous dépasser dans l’interprétation de notre métier? Cette profession est vieille comme la terre, mais tout change à une vitesse faramineuse, les outils comme les défis de nos clients. Les experts voient la fin du métier de comptable dans leur boule de cristal, mais nous le voyons tout simplement ailleurs.
Parmi les changements que nous aimerions voir, et mener :
- Le renversement de la pyramide de Gisèle, soit la fin de la saisie de données par des humains. Nous souhaitons l’évolution du comptable en technologue financier, que le technicien comptable devienne un techie comptable. C’est un rôle plus stimulant, et qui sied mieux à l’ambition intellectuelle.
- Une accessibilité accrue à l’automatisation financière pour la PME québécoise. Chaque gain d’efficacité peut se traduire en valeur additionnelle pour non seulement l’entreprise, mais pour la société.
- Une réforme fiscale complète du système québécois. Le système doit être plus juste, mais surtout mieux adapté à notre réalité. Battre le système fiscal n’est pas une victoire pour la collectivité, même si elle en est une pour notre client. Nous préférons concentrer nos énergies ailleurs.
Ce texte devait, plus étoffé que prévu, devait être une prémisse à une invitation à notre tournoi de golf annuel. Notre première édition a été mémorable, malgré mes appréhensions par rapport au sport. Devant le succès de l’an dernier, et en voyant notre anniversaire au tournant, nous avons décidé de doubler la mise et de louer le terrain au grand complet. Le Golf de l’île sera nôtre le 24 août. Nous vous y attendons en grand nombre, plus de détails suivront.
Au plaisir de vous voir au golf, et pour une autre 5 ans.
Thomas-Louis